Nicolas Buttet – prêtre catholique suisse, fondateur et modérateur de la fraternité Eucharistein
Regarder et se laisser regarder et guérir par « le plus beau des enfants des hommes », l’Agneau Immolé, le Christ Ressuscité, voici ce qui nous est proposé dans l’adoration eucharistique…
Dans son origine historique, l’adoration eucharistique fut et elle demeure un mystère du regard. Si l’on a commencé à exposer Jésus au Saint-Sacrement, c’était pour le voir. Dans l’adoration, le regard du Christ se pose sur nous et notre propre regard se pose sur le Christ, voilé sous les espèces eucharistiques. Mais l’Hostie dévoile de manière extraordinaire la grandeur et la puissance de l’amour de Dieu. Certains théologiens, arguant de l’apparition assez tardive de l’adoration (cf. encadré), disent : « C’est quelque chose de rajouté; l’adoration eucharistique est une sorte d’excroissance du véritable culte eucharistique ». Mais c’est tout le contraire : l’adoration est le fruit mûr du « désenveloppement » du dogme eucharistique. L’Eucharistie qui fait l’Eglise, prend de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que s’épanouit dans le temps toute sa richesse du mystère du Corps mystique du Christ. On y découvre la profondeur insondable et la beauté admirable du lien entre ce trésor eucharistique que le Christ a déposé en elle comme en un écrin et l’Eglise elle-même.
L’aboutissement du culte eucharistique dans l’exposition fréquente et prolongée de Jésus- Hostie était une nécessité spirituelle ; elle était bien sûr déjà en germe dans l’institution de l’Eucharistie à la Cène .
Au Saint-Sacrement, le Christ pose son regard sur nous. On se souvient de ce merveilleux texte de l’Exode où Dieu dit : « J’ai vu la misère de mon peuple et je viens le délivrer ». (Ex 3,7). Dieu se penche du haut du ciel et pose un regard d’amour sur l’humanité blessée, pécheresse, cassée, réduite dans l’esclavage des passions et des démons. Ce grand mystère du regard du Christ sur nous constitue le cœur du culte de l’adoration eucharistique. Dieu me regarde, Dieu me voit. Dieu est un vis-à-vis en dialogue : Il est là, il se place devant moi comme mon Rédempteur et mon Sauveur et Il m’envisage. Il me donne d’être par son regard : un regard qui ne juge pas, qui ne condamne pas mais qui relève. On imagine le regard que le Christ a posé sur le jeune homme riche, sur Marie Madeleine ou sur la Samaritaine. On voit le bouleversement que produit le regard de Jésus sur Matthieu, un regard qui le saisit à sa table de percepteur d’impôts et l’en arrache ; ou sur le Bon Larron crucifié à ses côtés, etc. Au Saint-Sacrement, le Christ pose son regard sur moi avec une délicatesse incroyable : il nous fait exister, il relève, il guérit et il apaise.
Mais c’est aussi un échange de regard qui se produit durant l’adoration eucharistique. Si Jésus pose son regard sur moi, il est important de poser à notre tour notre regard de chair sur Jésus présent. Une dévotion mal comprise s’est développée dans l’histoire de l’Eglise : elle visait à éviter de regarder le Saint-Sacrement. Sainte Gertrude essayait toujours de voir Jésus-Hostie à l’élévation. Elle pensait justement : « Si on T’élève, c’est pour que je puisse Te voir ! » Elle demanda alors à Jésus: « Est-ce que cela ne te dérange pas que je te regarde ainsi ? » La réponse de Jésus ne peut pas être plus explicite : « dans l’éternelle possession de Dieu, le fidèle goûtera des délices nouvelles et une récompense toute spéciale pour chaque regard d’amour qu’il aura dirigé vers le Saint-Sacrement ». Le Saint pape Pie X a même attaché une indulgence pour qui regarde vers le Saint-Sacrement à l’élévation avec un cri d’amour jaillissant du cœur : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »
Que se passe-t-il lorsque je regarde Jésus au Saint-Sacrement ? Zacharie avait prophétisé :
«Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé. » (Za 12,10) Cette phrase reprise par Jésus dans l’Evangile de S. Jean (Jn 19,37); dit bien le mystère de l’adoration eucharistique. Il nous met en présence du Christ en état d’immolation pour la rémission des péchés. Bien sûr, il est ressuscité. Mais, sous les espèces eucharistiques, il nous donne de faire mémoire de sa
Pâque et nous y introduit : « à l’heure de passer de ce monde à son Père », Il nous rappelle que la cause véritable de sa mort est notre péché. C’est parce que nous étions pécheurs qu’il est mort sur la Croix afin de nous délivrer du péché et de la mort, nous libérer de l’orgueil et nous redonner un cœur d’enfant. En posant le regard sur Jésus-Hostie, nous réalisons la prophétie de Zacharie. Il ne faut pas avoir peur de reconnaître alors notre péché et de notre pauvreté. Dieu est venu pour les malades et non pour les bien-portants. Dans l’Evangile, on voit cette femme atteinte d’hémorragie qui court après Jésus, qui lève les yeux vers lui, et qui touche le pan de son manteau ; on voit l’aveugle qui crie : « Fils de David, aie pitié de moi ! » Ayons cette même attitude : nous reconnaître pécheur, pauvre et misérable devant notre Rédempteur. Cela nous permet de nous découvrir en manque de Celui seul qui pourra nous donner la vie.
Mon cœur en son Cœur
Ecoutons la réponse extraordinaire du psalmiste à cette parole de Zacharie (Ps 33-34) : « Un pauvre a crié, Dieu l’a entendu ; il l’a délivré de toutes ses angoisses. Qui regarde vers lui resplendira sans ombre ni trouble au visage. » C’est la guérison qui s’opère alors: Voilà que se mêlent le regard du Christ posé sur nous, le regard que nous élevons vers lui en tant que pécheur et la guérison qui est donnée au pauvre que nous sommes et qui regardons vers Lui. Nous sommes heureusement transfigurés par ce regard. Dans cet échange de regard, l’adoration eucharistique nous met en « extase » : c’est-à-dire qu’elle nous fait sortir de nous- mêmes. Nos soucis, nos difficultés, nos problèmes nous replient sur nous-mêmes. Nous sommes comme dans une barque sur l’océan agité, ballottés au gré des difficultés de mon « moi » qui gouverne en maître ma personne. L’adoration eucharistique me décentre de moi : elle m’établit sur le roc solide, dans le Christ-Eucharistie, mon Rocher. C’est comme si, à travers le fait de poser le regard sur le Christ au Saint-Sacrement, je prenais mon cœur et je le déposais en son Cœur eucharistique. Du coup, je l’établis en Celui qui me rend ferme. « Il est mon roc, mon rocher, ma citadelle ». En lui, je suis inébranlable en Lui, ma citadelle, qui me fortifie. Si les flots se déchaînent, si la tempête éclate alors que je suis debout sur un rocher, je ne suis pas atteint. J’aperçois bien l’agitation mais ma vie n’est pas en danger. Cet échange de regards me conduit à l’oubli de moi pour m’intéresser à Lui. On comprend la profondeur de la belle parole du paysan répondant au Curé d’Ars : « Je le regarde et il me regarde. ».
Les yeux de l’âme
Mon regard de chair posé sur Jésus dans l’Eucharistie est le symbole du regard de l’âme. Notre âme a deux yeux disaient en effet les Pères de l’Eglise : l’intelligence et la volonté. L’intelligence perfectionnée par la foi, la volonté par l’espérance et la charité. Regarder Jésus- Hostie, c’est donc poser des actes de foi d’espérance et de charité. Nous sommes au cœur du mystère de l’adoration eucharistique. Par ce va-et-vient entre ce que mes yeux voient et ce que ma foi croit, va s’opérer la croissance de « l’homme intérieur » dans la foi. De même, entre ce que mes yeux voient, ce « bout de pain » et mon amour qui dit : « C’est toi Jésus que j’aime, Toi réellement présent au Saint-Sacrement. », mon amour grandit. Enfin, entre ce que mes yeux voient et l’espérance qui dit : « Un jour, je te verrai face à face. », mon espérance grandit. L’adoration est donc le lieu de la communication de la grâce qui vient de Dieu et s’accueille dans l’exercice des vertus théologales.
Actuellement, notre regard est extrêmement pollué par la pornographie, l’érotisme, la violence, et aussi par l’envie, la jalousie, le désir de posséder, etc. Or, Jésus nous dit : « Ton regard, c’est la fenêtre de l’âme. Garde ton regard pur afin que ton cœur soit pur» (cf. Mt 6,22-23) Le fait de poser notre regard de chair sur le Saint-Sacrement purifie des souillures déjà subies et nous empêche ensuite de poser notre regard sur quelque chose qui salirait notre cœur, le polluerait. Il y a une telle beauté dans Celui qui est « le plus beau des enfants des hommes » qu’on ne peut ensuite plus poser son regard sur ce qui est laid ou nous enlaidit. L’adoration rééduque notre regard à la beauté.
P. Nicolas Buttet, article paru dans la revue « Il est Vivant »
Deux mots d’histoire
L’adoration eucharistique s’est développée à partir du 14 è siècle, précédée au 12è siècle, par le rite de l’élévation. Il est intéressant de noter que ce dernier est apparu au moment où l’on commençait à douter de la présence réelle du Christ dans le Saint-Sacrement, avec Beranger de Tours (1005-1088), réduisant cette présence à un seul aspect symbolique. Ces affirmations ont suscité un trouble important dans l’Eglise. Le peuple a réagi : “Nous voulons le voir !”. C’est ainsi que l’élévation est apparue accompagnée de rituels particuliers. Cette élévation pouvait alors durer jusqu’à une heure ! Un début d’adoration ! Certaines personnes venaient parfois à la messe uniquement pour l’élévation, oubliant l’importance de la communion, manifestant la volonté même du Christ (“Prenez et mangez, prenez et buvez” !) L’adoration se développe donc avec le désir de voir Dieu qui habite le cœur de l’homme ; de poser ses yeux de chair sur le Christ au Saint-Sacrement.